De la tradition byzantine à une modernité tardive
Les fondements de l’expression picturale albanaise remontent à la tradition byzantine de la peinture d’icônes et de fresques religieuses. Un art local émerge à partir du XIIe siècle avec l’influence de l’école crétoise et des grands ateliers d’Ohrid et de Kastoria. Ce n'est finalement qu’au XVIe siècle que le grand Onufri (XVIe siècle), « Michel-Ange des Balkans », donne naissance à l’école de Berat avec une dynastie de peintres d’icônes et de fresques qui perdure jusqu’au XVIIIe siècle. Un second pôle prend alors le relais à Korça et Moscopole, avec David Selenica (XVIIe-XVIIIe siècles) et les frères Konstantin et Athanas Zografi (XVIIIe siècle). Les auteurs des décorations des premières mosquées au XVIe siècle sont quant à eux restés anonymes, mais il n’est pas interdit de penser que des peintres chrétiens y ont œuvré, comme c’est le cas dans d’autres régions des Balkans. Les icônes les plus précieuses sont conservées au musée national des Icônes Onufri (Berat), au musée national d’Histoire (Tirana) et au fantastique musée national d’Art médiéval (Korça).
Malgré ce foisonnement, la peinture profane albanaise n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle avec Kolë Idromeno (1860-1939), considéré encore aujourd’hui comme le plus grand peintre moderne du pays. Il est fortement influencé par le studio Marubi, premier atelier de photographie albanais créé en 1856 à Shkodra, sa ville natale. Lui-même photographe, il est réputé pour ses portraits à la fois réalistes et profonds. Le plus célèbre est Notre sœur (1883), parfois surnommé « la Joconde albanaise ». La première moitié du XXe siècle est marquée par l’œuvre du peintre impressionniste Vangjush Mio (1891-1957). Ses paysages sont considérés comme les meilleurs du genre en Albanie, mais il s’illustra également en tant que portraitiste. Cet artiste prolifique fut aussi le professeur du futur dictateur Enver Hoxha à l’École française de Korça. La maison restaurée du peintre est désormais ouverte aux visites : c’est le musée Vangjush Mio de Korça. Avec l’avènement du communisme, les peintres vont se soumettre aux commandes d’État et à la mode du réalisme socialiste. Cela n’empêchera pas quelques talents d’éclore comme Sali Shijaku (né en 1933) et Bajram Mata (né en 1942). Certaines de leurs œuvres, ainsi que celles de Kolë Idromeno et Vangjush Mio, sont visibles à la Galerie nationale d’art, à Tirana.La sculpture albanaise, de la Renaissance nationale aux bronzes soviétiques
Depuis le Moyen Âge, l’Albanie est marquée par une longue tradition de la sculpture sur bois, à l’image des iconostases que l’on retrouve dans les églises orthodoxes de tout le pays. Elle voit aussi s’épanouir un mouvement d’art sculptural sur bronze avec la Rilindja Kombëtare, ou Renaissance nationale. À la fin du XIXe siècle, Murad Toptani (1866-1917) travaille ainsi sur des thèmes patriotiques, comme des bustes de Skanderbeg (1405-1468), un héros national qui s’est distingué par ses actes de résistance à l’Empire ottoman. Le mouvement s’amplifie au XXe siècle, sous la férule du grand Odhise Paskali (1903-1989). L’artiste collabore d’abord au régime du roi Zog (Combattant albanais à Korça en 1932 et Skanderbeg à Kukës en 1932), puis participe à la période faste de l’ère communiste avec notamment la monumentale statue équestre de Skanderbeg (1968), à Tirana, qu’il conçoit avec Andrea Mano (1919-2000) et Janaq Paço (1914-1991). Réalisme socialiste oblige, on dresse alors partout dans le pays des statues en bronze ou en béton de Lénine et d’Enver Hoxha, pour la plupart détruites à la fin de la dictature, mais aussi à la gloire des héros de l’indépendance et des partisans – qui elles ont été préservées. La plus saisissante est la statue du leader indépendantiste kosovar Isa Boletini par Shaban Hadëri (1928-2010), installée à Shkodra en 1986.
Anri Sala, figure de proue de l’art contemporain albanais
L’Albanie s’est retrouvée projetée sur la scène contemporaine par l’un des artistes les plus influents en Europe, Anri Sala (né en 1974), qui a notamment exposé ses œuvres au Centre Pompidou en 2012. Repéré par un professeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris en visite à Tirana, Sala part en échange dans la capitale française. C’est à cette occasion qu’il réalise le film Intervista (1998), dans lequel il confronte sa mère à son passé de jeune militante communiste. Le succès du film à l’international propulse Sala dans sa carrière d’artiste. Il expose ses œuvres dans le monde entier et est représenté par la galerie Chantal Crousel à Paris. Artiste engagé, il travaille autour de l’histoire et de la culture de son pays ainsi que de la région des Balkans. Le siège de Sarajevo est d’ailleurs le sujet de l’une de ses installations vidéo, 1395 Days without Red (2011). Il a été sélectionné comme artiste pour le pavillon français de la Biennale internationale d’art contemporain de Venise en 2013.
Pour découvrir les nombreux plasticiens contemporains que compte le pays, il faut se rendre à la Galerie nationale d’art de Tirana, où l’on peut admirer des œuvres de Lumturi Blloshmi (né en 1944) ou encore de l’actuel premier ministre Edi Rama (né en 1964). Mais une expérience à ne pas manquer est la visite des deux sites du projet Bunk’Art, dont le premier, ouvert en 2014, a rendu accessible au public le plus grand bunker secret du pays, bâti par Hoxha. Ce projet original mêle archives historiques et installations d’art contemporain, et ouvre ainsi la voie à des pratiques politiquement engagées tout en contribuant au devoir de mémoire de la dictature passée.
Une histoire photographique morcelée
L’arrivée de la photographie en Albanie est concomitante à sa diffusion en Europe à la fin du XIXe siècle. C’est Pietro Marubi (1834-1903), Italien en exil installé en Albanie, qui est le plus célèbre de ses pionniers. Il fonde le premier studio du pays en 1858. Son petit-fils Gegë (1907-1984), formé en France au studio des frères Lumière, se verra contraint à l’instauration du communisme en 1940 de céder les archives familiales à l’État. Une période charnière de l’histoire albanaise y est préservée, de la fin de la présence ottomane à l’instauration du communisme près d’un siècle plus tard. Près de 120 000 clichés reflètent l’évolution culturelle de ce pays et les trois générations qui se succédèrent à la tête de l’entreprise familiale. Certaines de ces photographies ont été exposées à la Maison européenne de la photographie en 2012 dans le cadre de l’exposition « L’âge d’or de la photographie albanaise ». La « Photothèque Marubi » fut intégrée aux collections du musée d’Histoire de Shkodra, avant de devenir une institution indépendante à partir de 2003. La collection est visible depuis 2016 au musée national de la Photographie Marubi. Il s’agit du seul musée entièrement dédié à la photographie du pays.
Après-guerre, l’État est commanditaire et l’industrie photographique est alors administrée par l’Agence télégraphique albanaise, antenne médiatique du gouvernement albanais. Vasil (1908-1989) et Jani (1913) Ristani font partie des premiers photojournalistes que compte le pays. Ils couvrent notamment la guerre de Tirana en 1944 suite à l’invasion allemande. C’est Jani qui prend la première photographie couleur du pays en 1957 lors de la visite d’Hô Chi Minh. Il est employé par le ministère des Affaires mondiales et réalise dans ce cadre de nombreux clichés dont la valeur documentaire serait aujourd’hui précieuse pour comprendre l’histoire albanaise. Il photographie notamment la reconstruction du pays après-guerre au fil de ses voyages sur tout le territoire. Malheureusement, son héritage, dispersé dans diverses institutions du pays, demeure peu visible. Un étranger, Wilfried Fiedler (1933-2019), a également documenté l’Albanie de la fin des années 1950. Albanologue reconnu, il effectua plusieurs voyages d’études dans le cadre de sa recherche, dont les photographies sont encore visibles aujourd’hui. Ces images documentent la vie dans les zones rurales. Comme dans de nombreux pays d’Europe de l’Est, la photographie a fait partie des moyens mis en œuvre dans la propagande communiste. Aujourd’hui, cet héritage est au cœur des pratiques contemporaines, chez Anna Ehrstein notamment. Pour cette Albanaise résidant à Berlin, il s’agit de documenter « l’après » bloc soviétique, l’évolution du pays et des mœurs avec l’arrivée du capitalisme, souvent brutale. Ses photographies très pop laissent apparaître derrière le strass et les couleurs vives une réalité plus dure qu’elle n’y paraît. Enri Canaj (né en 1980) est quant à lui un photographe albanais dont la famille a fui pour la Grèce juste après la chute du régime soviétique en 1991. Il retourne dans son pays dix ans plus tard et lui rend hommage avec une série documentaire à travers laquelle il rend compte de façon simple et directe de la vie quotidienne de ce peuple pris entre tradition et modernité.
Entre art de rue et commandes institutionnelles
C’est à travers un autre film d’Anri Sala, Dami i Colori, que nous découvrons le projet de ville peinte d’Edi Rama (né en 1964), qui a missionné des artistes pour peindre les façades des bâtiments de la période soviétique avec des couleurs vives et des formes graphiques. Il s’agit de rendre moins insalubre la capitale, où la pauvreté est encore bien répandue. Souvent décrié, le projet semble toutefois avoir eu certains effets positifs, bien qu’il ait probablement servi à cacher la destruction de nombreux bâtiments squattés ou illégaux et à débuter la gentrification de la ville. L’immeuble « arc-en-ciel » est visible dans le quartier de Blloku, mais c’est autour d’Unaza, en face du ministère des Affaires étrangères, que l’on trouve une grande densité de bâtiments soviétiques repeints. Les motifs et les couleurs étant tous différents les uns des autres, le projet de Rama a créé un patchwork géant à l’échelle de la capitale. Le nouveau maire a perpétué cette pratique en restaurant des immeubles de la période italienne. Le quartier New Bazaar en est un exemple. C’est aussi dans ses environs que l’on retrouve des fresques de graffeurs, à l’image de celles de Franko (né en 1969), le premier street artist employé par la mairie de Tirana pour réaliser des fresques. Il parcourt la ville et peint pour dénoncer les conditions de vie des citadins face à la pollution ou encore la dure réalité des enfants paupérisés. Depuis 2018, un festival annuel dédié à cette pratique a également ouvert ses portes à Tirana : le MurAl Fest ouvre ainsi l’Albanie aux artistes internationaux, poursuivant la réappropriation par la couleur de la capitale albanaise.
Shkodra, la capitale culturelle du pays, mérite une attention particulière. Cette cité multiculturelle est l’une des plus curieuses du pays : on y observe aussi bien des traces des empires ottomans que vénitiens. Dans les ruelles étroites de son centre-ville, nous retrouvons des fresques d’artistes locaux tel Diver Santi. La ville de Durrës, célèbre notamment pour ses sites archéologiques, offre, elle aussi, une belle concentration de Street Art dans le quartier se situant derrière l’amphithéâtre des Balkans. Vlorë, une autre ville côtière, et plus précisément le boulevard Skela, est également l’un des repères du street art albanais.