Des illusions de grandeur
Ces studios s’imposent d’emblée comme une prouesse technologique qui se propose de rivaliser avec Hollywood. La majorité des films distribués en Italie sont alors américains avant que le régime ne prenne des mesures protectionnistes pour limiter cette « invasion ». Le gigantisme et le pompiérisme typiques de l’esthétique fasciste s’expriment sans coup férir dans un film épique, Scipion l'Africain (Carmine Gallone, 1937). Cette œuvre de propagande, dont le cinéma sort perdant de l’avis des spectateurs et des critiques, vient solder la seconde guerre italo-éthiopienne entreprise un an plus tôt et dont le peuple italien ignore encore l’étendue du désastre. Alessandro Blasetti, le grand nom du cinéma italien de l’époque, y tourne La Couronne de fer (1941), qui eut l’heur de déplaire à Goebbels lorsqu’il lui fut présenté à la Mostra de Venise. Inspiré des reconstitutions historiques de Cecil B. DeMille, c’est une fantaisie épique qui a émerveillé Scorsese dans son enfance. Le film, sous ses aspects de propagande, et la promotion qu’il fait d’un homme providentiel pouvant faire penser à Mussolini, reflète aussi le désir de paix qui domine alors chez les Italiens. Le cinéma de propagande de l’ère mussolinienne ne va pas sans présenter quelques paradoxes : nombre de films de guerre produits à l’époque font preuve d’un certain défaitisme ou présentent des situations désespérées à l’issue tragique. Un an plus tard, Blasetti effectue une sorte de grand écart en tournant à Cinecittà, Quatre pas dans les nuages (1942) qui, non sans paradoxe, annonce le courant néoréaliste italien, qui se caractérisera par des tournages en extérieur et des méthodes aux antipodes de cette machine à illusions qu’est Cinecittà. L’esprit précède ainsi la lettre dans un film qui prend prétexte d’un trajet en autocar pour aborder le lot des gens ordinaires. Il est vrai que l’époque est dominée par les « téléphones blancs », comédies sentimentales ou mélodrames qui mettent en scène des personnages de la haute société dans des décors luxueux. Ce sous-genre, tombé dans l’oubli, tire son surnom des téléphones blancs, signes ostensibles de richesse, qui y occupent une place centrale. Près de 300 films sont produits jusqu’à la signature de l’armistice. Les studios sont alors pillés par ce qu’il reste de fascistes et par les nazis qui occupent encore la ville. A la libération de Rome en juin 1944, les studios, sous contrôle de l’armée américaine, servent de camps de réfugiés, obligeant les réalisateurs à tourner en décors naturels et à jeter ainsi les fondements du néoréalisme italien.
L’entrée dans la légende
Mais bientôt Cinecittà rouvre ses portes, forte de la main-d’œuvre qui s’est constituée sous la férule du pouvoir mussolinien, spécialisée de surcroît dans les productions de grande ampleur. Hollywood y voit l’opportunité de tournages moins coûteux, bénéficiant du savoir-faire des décorateurs, des costumiers et autres techniciens et artisans italiens, et surtout de conditions fiscales avantageuses. Quo Vadis (Mervyn LeRoy, 1951) lance ainsi la grande vague des péplums, mode qui pendant plus de dix ans va faire tourner les studios à plein régime. Le tournage de Vacances romaines (William Wyler, 1953) à Rome, et à Cinecittà, achève de rendre attractive une ville où le cinéma connaît alors une sorte d’âge d’or, qui en fait aujourd’hui un lieu mythique. Le cinéma italien pendant ce temps n’est pas en reste et y trouve un terrain de jeu privilégié. La Dolce vita (1960) de Fellini, pour laquelle la via Veneto a été reproduite dans le gigantesque studio n° 5, fait un peu plus entrer la Ville éternelle dans la légende à travers des scènes d'anthologie qui marquent l’’imaginaire collectif et donnent en même temps à voir cette effervescence liée au cinéma qui règne dans la ville. C’est d’ailleurs à un journaliste fictionnel du film que les paparazzi doivent leur nom. Le célèbre maestro italien n’aura alors de cesse de faire construire de gigantesques décors à la mesure de ses ambitions dans ces studios où une chambre lui était réservée. Des réalisateurs italiens, appelés à une gloire prochaine, font leurs premières armes au contact des réalisateurs américains et des budgets considérables qui leur sont alloués. Sergio Leone, avant de devenir le père du western spaghetti, est par exemple le réalisateur de seconde équipe de Ben Hur (William Wyler, 1959). Ce film, et en particulier sa célèbre course de char qui a demandé plusieurs mois de tournage et la construction d’un décor de plus de huit hectares, est devenu emblématique des productions pharaoniques de Cinecittà. Les studios sont à nouveau au centre de toutes les attentions quand s’y déroule le tournage de Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963) : la liaison naissante de Richard Burton et Elizabeth Taylor fait les choux gras de la presse à scandales… Le film, qui faillit ruiner la Twentieth Century Fox, annonce la fin de l’engouement pour les péplums, bien qu’il ait été le plus gros succès de l’année 1963. Les studios s’en remettront momentanément, notamment grâce à la vague des westerns spaghettis dont les tournages se partagent souvent, comme pour Et pour quelques dollars de plus (Sergio Leone, 1965), entre Cinecittà et l’Espagne avec ses spectaculaires décors naturels.
Enièmes renaissances
Au début des années 1970, la plupart des studios italiens sont criblés de dettes alors que les films italiens battent pourtant un nouveau record, en représentant 65 % du marché national. Cinecittà, à quelques rares exceptions près, ne sert plus guère qu’à tourner des productions télévisuelles. Le Dernier empereur (Bernardo Bertolucci, 1986) et Le Nom de la rose (Jean-Jacques Annaud, 1987) sont les deux dernières superproductions internationales à y être en partie tournées avant un long moment. Fellini, qui va bientôt mourir, rend un dernier hommage à sa chère cité du cinéma dont il a contribué à créer la légende avec Intervista (1987). Au début des années 1990, la situation financière des studios est particulièrement préoccupante, forçant le gouvernement à négocier sa vente, qui a lieu en 1998. Martin Scorsese, par nostalgie de l’époque dorée de Cinecittà et de ses tournages pharaoniques, décide peu après d’y tourner Gangs of New York (2002), collaborant avec un légendaire décorateur italien, Dante Ferretti, pour recréer le New York du XIXe siècle. Wes Anderson suivra pour quelques scènes de La Vie aquatique (2004) ou Mel Gibson pour La Passion du Christ (2004). La série Rome, qui y est filmée pendant deux ans, confirme cette embellie passagère avant qu’une partie des studios ne soit ravagée par un incendie en 2007. La reconstitution gigantesque du forum de la Rome antique est aujourd’hui l’un des clous de la visite des studios. La série française Kaamelott y a fait une halte pour y tourner une partie de sa sixième saison (2008), énième preuve que les studios n’ont pas fini de renaître de leurs cendres. Un décor imitant la chapelle Sixtine a été construit pour Habemus Papam (2011) de Nanni Moretti, montrant que Rome ne cesse de s’y réinventer. Une exposition devenue permanente rappelle aujourd’hui l’histoire de Cinecittà et une visite guidée mène à travers quelques-uns de ses endroits devenus mythiques, ici quelques restes du décor de Gangs of New York, là ceux d’un obscur péplum recyclés pour des productions de seconde zone, ou encore une Florence médiévale reconstituée pour un téléfilm italien. Les studios maintiennent une activité tant bien que mal, aidés par une politique volontariste du gouvernement, qui accorde de nouvelles déductions fiscales, et le savoir-faire qui s’y trouve toujours.