Du cinéma anglais classique aux Swinging Sixties
Conformément à son caractère indépendant et insulaire, l’Angleterre a très tôt développé un penchant pour le cinéma. Prémices de la concurrence féroce qui se jouera dans le secteur, un inventeur anglais, Robert William Paul, développait sa propre caméra, en même temps que les frères Lumières ou Thomas Edison. En effet dans les années 30, pour contrer l’hégémonie américaine, des efforts sont faits pour développer l’industrie du cinéma. Les films se font alors très largement en studio et en intérieurs. Quelques-uns des réalisateurs anglais les plus célèbres, comme Alfred Hitchcock, font leurs armes aux pays, signant des classiques comme Les 39 Marches (1935) ou Agent Secret (1936) avant de céder aux sirènes de Hollywood. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, les réalisateurs sont réquisitionnés pour participer à l’effort de guerre. Colonel Blimp (Michael Powell, Emeric Pressburger, 1943), qui offre quelques vues précieuses du Londres de naguère, en est le chef-d’œuvre, infiniment plus nuancé qu’un simple film de propagande. Comme ailleurs, l’après-guerre va être marqué entre un cinéma académique ou classique, qui offre quelques fleurons du mélodrame et de la comédie, auquel s’opposera un cinéma rebelle, incarnant les idéaux ou le mal-être de la jeunesse. David Lean, qui recrée en studio le Londres victorien dans ses adaptations de Dickens (De grandes espérances, 1946, Oliver Twist, 1948), est le représentant le plus illustre de ce cinéma de prestige qui remporte les faveurs du public. Dans les années cinquante, un mouvement littéraire, les Angry young men (« Jeunes hommes en colère ») annonce la nouvelle vague qui va se produire dans les années 60 avec des réalisateurs tels que Karel Reisz, Tony Richardson, Peter Watkins, Lindsay Anderson qui veulent mettre à bas les valeurs bourgeoises. Cet élan est indissociable de l’explosion du rock et d’une pop culture que l’Angleterre embrasse avec fougue. C’est le temps de ce qu’on appelle le Swinging London, dont Quatre garçons dans le vent (Richard Lester, 1964) est l’un des actes de naissance. D’une inventivité débridée, le film rend compte de la folie qu’a pu être la beatlemania, mais la quintessence de l’époque nous est fournie en couleurs par Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni : chic, moderne, bigarré et déroutant, il présente un monde de surfaces séduisantes que fait se craqueler un meurtre, dont on ne sait pas s’il a eu lieu ou non dans le Maryon Park de Greenwich. C’est aussi l’époque où James Bond connaît ses premiers pas au cinéma, Chapeau melon et bottes de cuir à la télé. La ville est en pleine ébullition, ce dont témoigne, sur un versant comique Fantasmes (Stanley Donen, 1967) ou les débuts du Flying Circus des Monthy Python sur la BBC en 1969. Un an plus tôt, Répulsion de Polanski, film d’horreur claustrophobique avec Catherine Deneuve, dans un South Kensington des plus inquiétant, indique qu’une angoisse couve et de nombreux films scellent alors cette perte de repères. En 1970, Performance (Nicholas Roeg, Donald Cammell), tourné près de Portobello Road à Notting Hill, marque la première apparition au cinéma de Mick Jagger, le chanteur des Rolling Stones, et fait se rencontrer de façon intrigante et stimulante le film criminel à l’anglaise et la culture hippie liée au rock, tandis que Deep End de Jerzy Skolimowski (1971), une histoire d’amour aux accents tragiques, retranscrit avec maestria le Soho décrépit de l’époque et ce parfum de fin d’ère qui le caractérise, dans un film qui fut pourtant tourné en grande partie à Munich.
Désillusions, nihilisme… et comédies romantiques
Un an plus tard, Orange Mécanique (Stanley Kubrick) lâche la bande de voyous qui lui sert de protagoniste dans un Londres post-apocalyptique, empreint de nihilisme, annonçant à bien des égards le mouvement punk quelques années plus tard. Alex Cox offre une vision légèrement sarcastique et désabusée de ce nihilisme dans Sid & Nancy (1986), portrait de Sid Vicious, bassiste des Sex Pistols, et de sa compagne Nancy Spungen. Certains décors du film, comme Oakwood Court à Holland Park ou Le Spice of Life, un célèbre pub de Soho, nous ramènent à une époque où Londres, jusque dans ses quartiers les plus cossus, semblait considérablement moins assagie. Une scène marquante reconstitue un concert interrompu par la police, donné par les Sex Pistols sur un bateau le long de la Tamise au milieu du jubilé de la reine. Sorti en 1980, Du sang sur la Tamise (John Mackenzie), un classique du film criminel anglais, semble confirmer que l’humeur n’est pas à la gaieté, évoquant la conjoncture économique difficile, la menace représentée par l’IRA, les problèmes liés à la corruption et l’on en passe dans ce qui n’est qu’en apparence qu’un film de gangsters. Même une comédie culte et désopilante comme Withnail et moi (Bruce Robinson, 1987) renferme une rare noirceur, qui culmine dans sa conclusion aux abords du Zoo de Londres, au nord de Regent's Park. Ken Loach est apparu au cours de la décennie comme le représentant d’un cinéma social et engagé aux côtés des gens les plus modestes, comme dans Riff-Raff (1991), à propos d’un ouvrier de chantier. L’errance désespérée à travers Londres du personnage de Naked (1993) de Mike Leigh exprime de manière plus explicite un dégoût de ce qu’est devenue l’Angleterre sous le gouvernement Thatcher. Quelques années auparavant, Stephen Frears faisait preuve de plus d’optimisme en racontant l’histoire d’amour d’un jeune immigré d’origine pakistanaise et d’un skinhead interprété par Daniel Day-Lewis dans un Londres populaire et cosmopolite (My Beautiful Laundrette, 1986). Les années 90 voient un retour en force du cinéma académique qui s’épanouit dans des films historiques : Ang Lee adapte par exemple un roman de Jane Austen, Raison et sentiments (1995). On y reconnaîtra en particulier le quartier de Greenwich, où de nombreuses scènes ont été tournées. Pour Shakespeare in Love (John Madden, 1998), si la production est américaine, la majorité des talents employés sont bien anglais : le film, à défaut d’originalité, fait preuve d’un indéniable savoir-faire en faisant revivre l’ère élisabéthaine et jacobéenne, et remporte un énorme succès dans le monde et aux Oscars. Cette vénérable tradition se verra plus tard perpétuée avec bonheur dans Le Discours d’un roi (Tom Hooper, 2010), ou Les Heures sombres (Joe Wright, 2018), portrait de Winston Churchill pendant la guerre, que l’on voit logiquement sortir du 10 Downing Street. Dans cette tradition du film politique, on notera également le film qu’a consacré Stephen Frears à Elisabeth II dans les jours qui ont suivi la mort de Lady Di (The Queen, 2006) ou un biopic avec Meryl Streep qui incarne la figure ô combien controversée de Margaret Thatcher (La Dame de fer, Phyllida Lloyd, 2011). Mais ce qui fait alors la fortune du cinéma anglais de l’époque, c’est surtout la comédie romantique, genre en apparence éculé auquel Richard Curtis arrive à insuffler une nouvelle vie dans une série triomphale dont Love Actually (2003) – où Hugh Grant joue un Premier ministre – se présente comme une sorte de compilation. Avant lui, Quatre Mariages et un enterrement, Coup de Foudre à Notting Hill (Roger Mitchell, 1999), Le Journal de Bridget Jones (Sharon Maguire, 2001) ont redessiné dans l’imaginaire collectif un Londres romantique et idyllique à souhait, où St Bartholomew the Great et autres monuments dressent leurs silhouettes familières.
Une scène toujours plus florissante
Films policiers et films de gangsters, le genre se voit ragaillardi par Guy Ritchie à l’orée des années 2000, avec Arnaques, crimes et botaniques (1998) ou Snatch : Tu braques ou tu raques (2000), mélange de bagout typiquement anglais – avec l’accent cockney s’il vous plaît – et de distanciation comique à la Tarantino. Croupier (Mike Hodge, 1998) avec Clive Owen dans le rôle d’un employé de casino est un chef-d’œuvre méconnu du genre. Plus près de nous, dans Les Promesses de l’ombre (2007), David Cronenberg explore le monde souterrain de la mafia russe et le quartier de Farringdon au nord de la Tamise. Le film d’espionnage demeure aussi particulièrement prisé, des adaptations de John Le Carré, comme La Taupe (Tomas Alfredson, 2011), pour le versant le moins spectaculaire, à l’increvable série des James Bond qui transforme dans Skyfall (Sam Mendes, 2012) Londres en vaste terrain de jeu, prétexte à d’impressionnantes scènes d’action. Mêlant horreur et comédie, Shaun of the Dead (Joe Wright, 2004) revisite le film de zombie avec un humour, comme on dit, décapant. La prédilection de la ville et des Anglais pour l’humour s’exprime tout particulièrement dans des satires grinçantes, We Are Four Lions (Chris Morris, 2010), qui moque l’incompétence de quelques terroristes voulant commettre un attentat à l’occasion du marathon de Londres, ou In The Loop (Armando Iannucci, 2009), sur les imbroglios diplomatiques qui se jouent en haut lieu, adapté d’une série qui se prolongea pendant quatre saisons jusqu’en 2012. Il est vrai que Londres est une terre particulièrement fertile pour les séries : impossible de ne pas évoquer Sherlock Holmes, le célèbre détective installé à Baker Street, figure emblématique de la ville remise au goût du jour et propulsée au XXIe siècle dans une série brillante dont l’inventivité fait honneur à Conan Doyle (Sherlock, 2010-2017). C’est une ville non pas méconnaissable mais plus glauque qui se détache dans Luther, où Idriss Elba incarne un inspecteur de police enquêtant sur des meurtres sordides. Dans un tout autre style, Docteur Who (1963-2019), ses près de 900 épisodes et ses incessants voyages dans le temps, sont un condensé d’esprit et de fantaisie anglais. Le succès récent de Fleabag (2016), qui met en scène les (nombreuses) tribulations sentimentales d’une trentenaire, invite à se faire aussi une idée sur la façon dont la ville se vit au quotidien. Nombreux sont les comiques, de Steve Coogan à Richard Ayoade, en passant par Ricky Gervais, qui ont fait leurs débuts à la télé avant de se consacrer à des projets plus ambitieux ou moins légers, c’est selon. The Double (Richard Ayode, 2013), par exemple, adapté d’une nouvelle de Dostoïevski, met aussi mal à l’aise qu’il est amusant, dans un mélange de tons dans lesquels l’humour anglais est passé maître. Au cinéma comme dans la vie, Londres ne saurait en effet se limiter à ses lieux et ses bâtiments les plus célèbres, mais constitue une invitation à la flânerie et aux chemins de traverse. Dexter Fletcher, qui depuis a réalisé entre autres des biopics de Freddie Mercury et d’Elton John, a signé pour ses débuts derrière la caméra un excellent feel good movie, Wild Bill (2011) qui se passe dans des quartiers plus déshérités de la capitale, bien loin du loft luxueux donnant sur la Tamise que l’on peut voir dans Match Point (2005) de Woody Allen, et raconte les retrouvailles compliquées d’un ex-taulard avec ses deux enfants dans une ville qui se prépare aux Jeux olympiques de 2020. Attack The Block (Joe Cornish, 2011) ou Joue-la comme Beckham (Gurinder Chadhac, 2002), dans des registres différents, celui du film d’action horrifique et celui de la comédie sociale, permettent d’aller à la rencontre d’une ville qui ne s’est pas coupée de ses racines populaires et de sa périphérie. En 2020, la réalisatrice Sarah Gavron a ému le public avec Rocks, un drame social, mais débordant d'énergie. Le film met en scène une adolescente prénommée Rocks, de la banlieue londonienne, qui se retrouve du jour au lendemain abandonnée par sa mère et fait tout pour échapper aux services sociaux.