Le paradoxe turc
La Turquie prend connaissance pratiquement d’emblée de l’invention des frères Lumière, dont le film L’Arrivée d'un train en gare de La Ciotat fut présenté à Istanbul dès 1896. La modernisation entreprise par Mustafa Kemal à son arrivée au pouvoir en 1923 définit cependant d’autres priorités que le développement d’une industrie cinématographique. Jusqu’en 1939, on dénombre un seul réalisateur véritablement actif en Turquie, Muhsin Ertuğrul, qui fut à la tête d’une production gréco-turque, Le Mauvais Chemin sorti en 1933, ayant vocation à rapprocher deux pays minés par des années de guerre. Des productions étrangères font quelques incursions à Istanbul, comme Voyage au pays de la peur (Norman Foster, 1943), récit d’espionnage mettant en scène un ingénieur américain aux prises avec des agents nazis, auquel Orson Welles, grand globe-trotter, a beaucoup contribué. Le Masque de Dimitrios (Jean Negulesco, 1943), tiré lui aussi d’un roman d'Eric Ambler, explore à nouveau Istanbul et ses milieux interlopes. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie du cinéma connaît tout à coup un boom extraordinaire, qui place la Turquie parmi les premiers producteurs mondiaux, ce qui ne va pas sans quelques paradoxes : la production, pourtant pléthorique jusqu’aux années 1970, ne connaît pas de véritable diffusion en dehors de ses propres frontières, et se caractérise par un cinéma de genre, volontiers farfelu, aux finitions expédiées, qui s’accompagne de la mise en place d’un véritable star system. Les titres de Hassan l’orphelin de la jungle (Orphan Atadeniz, 1953) aussi baptisé Tarzan à Istanbul, ou Dracula à Istanbul (Mehmet Muhtar, 1953), ou encore le sous-genre qu’on a pu surnommer le « western kebab » permettent de se faire une idée de l’inspiration qui prévaut alors, ce qui ne veut pas dire que les films ne présentent pas quelque intérêt. Phénomène curieux, les années 1970 voient déferler une vague de films érotiques auxquels le coup d’État militaire de 1980 met fin et qui n’ont aujourd’hui plus qu'une valeur de curiosité. Entre-temps, le deuxième James Bond, Bons baisers de Russie (Terence Young, 1964), présente au public occidental ce qui ne sont alors que de rares images d’Istanbul : le périple de 007 l’emmène dans la citerne-basilique ou à Sulukule, le quartier historique de la communauté rom aujourd’hui rasé. Une nouvelle adaptation d'Ambler, Topkapi (Jules Dassin, 1964), vieux classique du film de braquage, enracine encore davantage dans l’imaginaire une Istanbul où espions et bandits de toutes sortes semblent s’être donné rendez-vous. Au cours d’un siècle mouvementé, Istanbul a en fait été une escale pour de nombreux voyageurs, ainsi que le montre America, America d’Elia Kazan (1963), longue fresque autobiographique qui évoque le génocide arménien et les raisons qui ont poussé quantité de réfugiés, en butte à l’oppression turque, à émigrer. Alain Robbe-Grillet y tourne aussi un film déroutant, voire abscons, L’Immortelle (1963), mais qui rend pleinement hommage à la splendeur et à la singularité de la ville.
Mille et une vies d’Istanbul
Les titres importants du cinéma turc des années 1980 investissent plutôt des zones reculées du pays, comme Yol, la permission, dirigé depuis la prison par Yilmaz Güney, qui scrute les blessures du peuple kurde et obtient la Palme d’or en 1982. Le régime autoritaire ainsi qu’une crise économique sans précédent affaiblissent le cinéma turc et c’est véritablement au milieu des années 1990, puis au tournant des années 2000, qu’il connaît un nouvel essor. À l’initiative de ce renouveau, on trouve par exemple Soubresaut dans un cercueil (1996) du réalisateur chypriote turc Derviş Zaim sur les tribulations d’un petit délinquant à travers une Istanbul débarrassée de tout glamour. Plus, voire exagérément, stylisé, Hammam le bain turc (Ferzan Özpetek, 1997), où figure un hôtel légendaire, le Pera Palace, raconte comment un Italien hérite d’un bain turc à Istanbul, et les amours homosexuelles qui l’y font rester. Le nom de Nuri Bilge Ceylan devient synonyme d’un cinéma volontiers aride qui n’est pas sans offrir quelque récompense : Uzak (2004) promène le spectateur à travers une Istanbul pittoresque, mais inhabituelle, car couverte d’un manteau de neige, et dont il donne la sensation presque palpable.
Les superproductions étrangères opèrent un retour en force, que ce soit avec de nouveaux volets de James Bond, Le Monde ne suffit pas (Michael Apted, 1999) ou Skyfall (Sam Mendes, 2012) et sa course-poursuite dans le Grand Bazar, ou encore des films d’action comme Taken 2 (Olivier Megaton, 2012), dont les visions de la ville ne vont pas sans quelques clichés. Les toits de la ville et la vue exceptionnelle, quoique touristique, qu’ils montrent justifient à tout le moins qu’on les cite. Une nouvelle adaptation de La Taupe (Tomas Alfredson, 2011) de John le Carré ravive le souvenir d’une Istanbul nid d’espions, lot des villes placées au carrefour de civilisations.
La diaspora turque en Allemagne a donné le jour à des réalisateurs qui font un retour aux sources, comme Fatih Akin dans son documentaire consacré à la scène musicale stambouliote : Crossing the Bridge – The Sound of Istanbul (2005). Son deuxième film, Julie en juillet (2000), conduisait déjà son héros, au terme d’un road-movie mouvementé sur les rives du Bosphore et Head-on (2004), Ours d’or à Berlin, oscillait entre Hambourg et Istanbul. Deux filles (Kutluğ Ataman, 2005), situé en partie dans quartier huppé de Etiler loin d’une Istanbul de carte postale, rend compte des préoccupations de deux adolescentes, préfigurant, si l’on veut, le succès public et critique de Mustang (2015) de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven sur cinq sœurs avides d’échapper à un pouvoir patriarcal qui les étouffe et dont le trajet vient s’achever sur les bords du Bosphore. Les amoureux des chats, qui sont nombreux, jetteront peut-être un œil sur Kedi : des chats et des hommes (Ceyda Torun, 2016), un documentaire qui dépeint la ville et ses centaines de milliers de chats errants, pouvant se targuer de prises de vue exceptionnelles au ras du sol ou grâce à des drones.
Pendant que Nuri Bilge Ceylan continue de collectionner les prix (dont la Palme d’or 2014 pour Winter Sleep), il convient de dire un mot du cinéma grand public turc qui attire la majorité des spectateurs dans les salles : comédies, romantiques ou non, et films d’action sont des diversions prisées dans un contexte politique et économique troublé, comme les films de l’humoriste star Cem Yilmaz – le dernier en date s’intitule Ali Baba et les sept nains (2015). Ölümlü Dünya (Ali Atay, 2018), et son improbable canevas – une famille stambouliote mène, à côté de son restaurant, une activité de tueur à gages –, est un exemple d’un cinéma qui marche sans complexes sur les plates-bandes hollywoodiennes. Les biopics ont également la cote, comme Müslüm (Ketche et Can Ulkay, 2018) sur la vie du célèbre chanteur Müslüm Gürses ou encore Champion (Ahmet Katiksiz, 2018), histoire d’amour dans le milieu des courses hippiques. La Turquie a pris en marche le train des séries, avec Börü, série d’action spectaculaire dont la propagande n’est pas absente et qui a connu une adaptation au cinéma. On recommandera plutôt Bartu Ben (2019) qu’on doit au talentueux Tolga Karaçelik, sur le quotidien et les névroses d’un trentenaire gay et mal dans sa peau, à Istanbul. En novembre 2020, la série Bir Başkadır, Ethos en français, diffusée sur la plateforme Netflix, a connu un véritable succès en Turquie. Cette création de Berkun Oya, dramaturge, metteur en scène et réalisateur, dresse un tableau sombre de la société turque contemporaine avec toutes les tensions qui la traversent, mais sans jamais tomber dans le cliché ou la caricature.