Berlin et les Lumières
Au moins deux textes préfigurent ce que deviendra la littérature allemande mais leurs spécificités laissent présager des évolutions nécessaires à venir. Ainsi, Le Chant de Hildebrand, composé au IXe siècle, ne possède pas à proprement parler d’unité linguistique puisque s’y mêlent des passages en haut-allemand et d’autres en bas-allemand, le tout mâtiné d’idiomes extérieurs. La Chanson des Nibelungen, quant à elle datée du XIIIe siècle, est une reprise germanique d’un conte précédemment apparu en Scandinavie. Depuis, deux hommes sont considérés comme ayant donné à la littérature allemande les bases sur lesquelles se bâtira sa grandeur, les deux clefs qui permettent à l’âme d’une nation de se révéler par les lettres : unité de la langue et originalité des thèmes.
Martin Luther, en offrant sa traduction personnelle de la Bible dans un langage compréhensible par le plus grand nombre, ouvre la première porte. Goethe, en faisant de l’écriture un vecteur d’émotions et en devenant symbole du "Sturm und Drang" allemand avec l’un de ses plus grands textes, Les Souffrances du jeune Werther (1774), ouvrira la seconde. En filant la métaphore, Berlin aura elle aussi à connaître des métamorphoses avant d’être en mesure d’accéder à son identité plurielle et unique : réduite en cendres au XIVe siècle, perdant en liberté ce qu’elle gagnait en population au XVe siècle, endeuillée par la guerre de Trente Ans au XVIIe siècle, l’aube du XVIIIe la découvre capitale du Royaume de Prusse tandis que le XIXe la promeut au rang de capitale de l’Empire allemand.
C’est dans cette période charnière qu’émerge le courant des Lumières, Aufklärung, dont Moses Mendelssohn sera l’un des auteurs les plus représentatifs. Né à Dessau en 1729, c’est à Berlin qu’il s’éteindra en 1786. Fils de rabbin, autodidacte, la reconnaissance du fruit de ses réflexions est soutenue par sa rencontre décisive avec Gotthold Lessing (1729-1781). Ce dernier est écrivain et critique, mais il est surtout le chef de file des intellectuels berlinois. De plus, lui qui par ailleurs affirme l’identité allemande, en faisant fi de l’influence française, a publié en 1749 un drame intitulé Die Juden, il est ainsi particulièrement réceptif aux travaux de Mendelssohn à une époque qui n’est pas forcément très ouverte aux différences religieuses. Lessing édite, sans même demander son accord à Mendelssohn mais en préservant l’anonymat de celui-ci, Conversations philosophiques, texte qui se fait remarquer. C’est dans cette veine, en prônant la tolérance et en cherchant à créer des rapprochements entre la pensée juive et la philosophie allemande, que Mendelssohn poursuivra, s’entretenant de façon épistolaire avec Emmanuel Kant qu’il influencera, le philosophe lui rendant hommage dans sa fameuse Critique de la raison pure.
En réaction aux Lumières, mais bien que concrètement la finalité soit la même - interroger la possibilité laissée à l’homme d’accéder à la liberté, quels que soient les moyens, et quitte pour cela à s’opposer aux instances dirigeantes -, apparaît le mouvement dit "Sturm und Drang", littéralement Tempête et passion, dont le nom est emprunté à une pièce de Friedrich Maximilian Klinger. Ce mouvement, qui veut rompre avec les conventions fatiguées et sait se montrer contestataire, culmine avec l’œuvre de Goethe et avec celle de Friedrich von Schiller. La voie pour qu’apparaisse le Romantisme est ouverte, Berlin en deviendra l’un des centres d’importance.Du Romantisme à la guerre
Si les Portugais ont leur saudade, les Allemands éprouvent leur sehnsucht, un vague à l’âme qui étreint et se pâme dans des décors presque gothiques, sombres forêts ou châteaux décatis. Le Romantisme ne possède plus la volonté quasi politique d’éduquer les foules telle qu’elle pouvait se faire ressentir dans le Sturm und Drang. Ici le désir naît de l’envie d’harmoniser les contraires, d’exacerber le sentiment, et se patine parfois d’une touche mystérieuse qui fait sens dans l’œuvre de E. T. A. Hoffmann. Né en 1776 à Königsberg, c’est à Berlin qu’il s’installe à l’été 1798 le temps d’un court séjour. L’homme déménagera fréquemment, il n’en demeurera pas moins un membre d’influence des cercles littéraires qui se multiplieront à Berlin au début du siècle, rivalisant bientôt avec ceux précurseurs de Iéna, à l’image du Nordstern (Étoile du Nord) ou des soirées des Frères Sérapion organisées en 1818 par Clemens Brentano, l’auteur de Lore Lay. D’Hoffmann, il nous reste sa musique, bien sûr, en particulier celle de l’opéra Ondine dont le livret a été écrit par son ami Friedrich de La Motte-Fouqué, auteur du conte éponyme, mais aussi quelques romans (Les Élixirs du Diable et Le Chat Murr resté inachevé) et surtout ses Contes fantastiques.
Berlin s’anime aussi par la présence de Joseph von Eichendorff dont la réputation est immense en Allemagne bien qu’elle n’ait pas vraiment franchi les frontières. De la vie d’un vaurien : fantaisie romanesque a toutefois été retraduit par les Belles Lettres en 2013. Citons encore Johann Gottlieb Fichte, mort Berlinois en 1814, qui, en suivant les pas de Kant, devint l’un des théoriciens du Romantisme, édictant les principes de l’idéalisme allemand. Nombreux sont les intellectuels à avoir participé à ce courant d’envergure aux maintes ramifications. Ainsi tandis qu'Achim von Arnim collectait les chants populaires, Ludwig Tieck, un proche de Novalis, usait des anciennes légendes pour donner vie à de nouvelles versions, son Chat botté est resté dans les annales d’une ville qui vit mourir en 1859 et 1863 les célèbres frères Grimm.
Un autre genre émerge durant ce siècle ambitieux, et l’attente est ancienne à en croire Lessing qui déjà en 1767 se désolait que le pays ne compte ni théâtre, ni acteurs, ni spectateurs. La production de Heinrich von Kleist, qui se suicide en 1811 à 34 ans après une courte vie cernée de périodes dépressives, va en partie changer la donne. Sa Cruche cassée - comédie ironique - est programmée par Goethe en 1808 à Weimar. À Berlin, c’est surtout la création du Deutsches Theater en 1883 par Adolf L’Arronde qui sera décisive.
Prenant le pas sur le Théâtre Royal où jusqu’alors régnait le conservatisme, cette nouvelle scène va être très vite dirigée par Otto Brahm qui n’hésitera pas à programmer la première de Avant le lever du soleil (Vor Sonnenaufgang) d’un tout jeune dramaturge, Gerhart Hauptmann, futur prix Nobel de littérature (1912), dont les éclats naturalistes qui campent la révolte des classes opprimées n’auront pas l’heur de plaire à l’empereur Guillaume II. Otto Brahm donnera également sa chance à Max Goldmann qui cache sa judéité, l’époque le voulant, sous le pseudonyme de Reinhardt. Né en 1873, l’homme est appelé à devenir l’un de ceux qui révolutionneront la mise en scène, évoluant au Deutsches Theater dont il prendra un temps la direction, il sera avant cela à l’initiative de la fondation du cabaret satirique Schall und Rauch en 1901. Son talent et sa conception moderniste l’amèneront à conquérir l’Amérique, une seconde patrie où il trouvera refuge quand les forces nazies prendront de l’ampleur. Pour l’heure, c’est le premier conflit mondial qui voit s’interrompre une période qui est pourtant pleine de promesses, à en croire les succès rencontrés par Thomas Mann ou Stefan Zweig, et bien que tous deux puiseront dans la Grande Guerre matière à nourrir leur talent et leurs convictions pacifistes.
Au lendemain de la défaite, Berlin connaît cependant une nouvelle effervescence et les années 1920, les Goldenen Zwanziger, la marquent du sceau de capitale culturelle européenne. L’année 1919 voit ainsi publiée l’anthologie Menschheitsdämmerung par Kurt Pinthus qui réunit les poètes de l’expressionnisme allemand, un monument littéraire qualifié d’expérience avant-gardiste qui sera brûlé lors de l’autodafé orchestré par les nazis en un funeste 10 mai 1933. Berlin voit s’affirmer Bertolt Brecht qui fait ses armes au Deutsches Theater, tandis que la ville elle-même devient scène de théâtre dans le célèbre roman d’Alfred Döblin (1878-1957), Berlin Alexanderplatz (1929), qui sera lui aussi jeté dans les flammes.
Enfin, Berlin est champ d’exploration pour un jeune journaliste, Philip Roth, dont les Belles Lettres ont eu la bonne idée de réunir les articles dans À Berlin. Un Ange bleu - adaptation du roman de Heinrich Mann, Professor Unrat - reçoit en 1930 les ultimes ovations du public avant que le fascisme ne s’abatte définitivement sur le monde et contraigne à l’exil de nombreux intellectuels, quand certains ne lui préfèrent pas le suicide. Bien avant qu’en une nuit un mur s’érige et la coupe en deux en 1963, Berlin peine à se relever d’une guerre qui l’a laissée exsangue. Et si une nouvelle génération d’auteurs décide dès 1945 de lancer une revue culturelle puis de se réunir au sein du Groupe 47, c’est Munich qui assiste à ce renouveau, et non Berlin qui pourtant inspire des romans et témoignages d’envergure, au nombre desquels il faudra bien sûr compter Seul dans Berlin de Hans Fallada qui évoque la mémoire d’un couple de résistants, Élise et Otto Hampel, et Une Femme à Berlin, récit autobiographique resté anonyme jusqu’à ce que le nom de son auteure, Marta Hillers, soit dévoilé en 2003.
Après la chute du Mur, la ville réunifiée devient lieu de tous les possibles et suscite l’engouement des auteurs locaux et internationaux comme le confirment les nombreux titres qui l’évoquent. Le Belge Jean-Philippe Toussaint s’en empare en 2002 dans La Télévision, Wilfried N’Sondé en fait la toile de fond d’un grand amour dans Berlinoise en 2015, quatre ans plus tard le narrateur de Samy Langeraert s’y console d’une rupture dans Mon temps libre (Verdier). Surtout, l’Herne traduit Enfance berlinoise de Walter Benjamin, et le grand Edgar Hilsenrath conclut son cycle romanesque avec un texte très émouvant, Terminus Berlin, disponible aux éditions Le Tripode. Une littérature du tournant, wendeliteratur, qui n’a sans doute pas fini de surprendre à en croire l’histoire d’Helene Hegemann, portée aux nues avant d’être mise au ban pour plagiat, là où elle-même ne voyait que création d’une nouvelle technique d’écriture.