Renaissance du cinéma catalan et désirs d’émancipation
Il faut attendre les années 1960 pour que le cinéma reprenne son essor en Catalogne. Comme ailleurs en Europe, un vent de modernité se met à souffler, qui s’incarne en particulier dans l’école de Barcelone, dont le cinéma inspiré de la Nouvelle Vague, volontiers expérimental et abstrait à cause de la censure, perpétue un esprit intellectuel et avant-gardiste caractéristique de la ville. Fata Morgana (1965) de Vicente Aranda donne à voir une Barcelone étrangement vide, qui vaut comme une métaphore de la dictature, où sévit un tueur en série. L’un des membres de cette école, Ricardo Bofill deviendra un architecte célèbre dont les constructions seront à leur tour appréciées des cinéastes. Plus léger, mais avec une semblable tendance à l’abstraction, Ditirambo (Gonzalo Suárez, 1969), est une sorte de comédie d’action dont une scène se passe par exemple au pied de la statue de Christophe Colomb, érigée sur la plaça Portal de la Pau, sur le port. En 1975, Michelangelo Antonioni pose ses caméras dans la ville pour tourner Profession Reporter. Barcelone, ainsi que les constructions d’Antoni Gaudí y figurent abondamment et c’est sur le toit de la Casa Milà que Jack Nicholson rencontre Maria Schneider. Que cette histoire d’un homme qui voudrait changer d’identité et repartir se passe dans la capitale catalane tombe presque sous le sens. Les angoisses existentielles vont de pair dans cette ville avec les questionnements politiques. Les passionnés d’architecture jetteront un œil sur un documentaire consacré à Gaudí par Hiroshi Teshigahara en 1984, qui explore non seulement les constructions emblématiques de la ville, mais aussi les influences qui les ont nourries, tels les monastères ou les églises romanes de la région, ou encore les coves de Montserrat à proximité. La transition démocratique a pour effet l’apparition d’un cinéma plus politique, tel La Ville brûlée (Antoni Ribas, 1976) qui relate la répression sanglante qui eut lieu lors de la Semaine tragique en 1909, symbole d’une Catalogne meurtrie par la monarchie.
Une nouvelle jeunesse
Les années 1970 voient l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes catalans, Ventura Pons, Bigas Luna, Josep Anton Salgon, qui coïncide avec l’avènement de la démocratie. Pons signe Ocaña, portrait par intermittence (1978), portrait d’une figure connue de Las Ramblas et de la Plaça Reial, un peintre gay, adepte du travestissement. À travers sa filmographie, il n’aura de cesse d’explorer les versants intimes de sa ville natale. Le troisième film de Bigas Luna, Bilbao (1978), qui révélera plus tard Penelope Cruz ou Javier Bardem, fit scandale à sa sortie à cause d’un érotisme marqué qui deviendra sa marque de fabrique et, contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, se passe bien à Barcelone. La ville s’ouvre progressivement, les étrangers commencent à y affluer. Whit Stillman, avant Klapisch et Woody Allen, signe avec Barcelona (1994) une délicieuse comédie de mœurs contant les aventures sentimentales d’un expatrié américain, nous promenant du Palais de la musique catalane jusqu’au cloître de la cathédrale Santa Creu, avec les obligatoires escales dans les bars dont la ville abonde. Land of Freedom de Ken Loach, qui sort en 1995, rend compte de la fascination que continue d’exercer la guerre civile espagnole, pendant laquelle Barcelone fut l’un des bastions de la résistance au putsch franquiste. Caresses (Ventura Pons, 1998) est un film choral qui fait s’entrecroiser les destins de ses personnages le temps d’une nuit. Pedro Almodovar y tourne l’essentiel du bouleversant Tout sur ma mère (1999), où l’on voit la Sagrada familia de nuit ou la carrer Allada Vermell, une rue que le réalisateur a décrite comme un mélange de La Havane, Marseille et Naples en raison de sa vitalité débordante. Mais c’est L’Auberge espagnole (2002) qui signe l’entrée de la ville catalane dans le nouveau siècle, dont Cédric Klapisch fait l’emblème de la tout juste naissante génération Erasmus. Le talent du réalisateur pour attraper l’esprit du temps, dans un savant mélange de clichés et de naturel, lui a valu un grand succès populaire. Le Parc Güell et ses palmiers, le téléphérique, la Rambla del Mar, la carrer de les Caputxes dessinent une Barcelone à la fois touristique et authentique. Un an auparavant, Gaudi Afternoon (Susan Seidelmann), film méconnu, farfelu, mais tout à fait charmant, rejouait cette indémodable comédie de l’expatriation, avant que Woody Allen à son tour ne surfe sur cette même vague en tournant Vicky Cristina Barcelona (2008) qui renforce l’idée d’une ville de vacances et d’intermittences du cœur, et réserve une nouvelle fois une place toute particulière aux œuvres de Gaudí. Il semble donc qu’il faille se tourner vers les réalisateurs du cru pour avoir une image un peu plus contrastée, comme dans le cinéma d’horreur espagnol qui régénère le genre avec Rec (Jaume Balagueró, Paco Plaza, 2007), dont l’immeuble se trouve Rambla de Catalunya, ou avec Malveillance (Jaume Balagueró, 2011), sur un gardien d’immeuble pervers qui n’hésite pas à s’introduire chez les différents locataires. Cinéma de genre aussi, le récent Les Derniers jours (Alex Pastor, David Pastor, 2013) qui présente la vision post-apocalyptique d’une ville ravagée par un virus. Biutiful (2010) du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu lève le voile sur une Barcelone qu’on a rarement l’habitude de voir au cinéma, celle des périphéries et des déshérités. La vague des séries s’est pour le moment tenue à l’écart de la ville (La Casa de Papel, énorme succès mondial, est tourné majoritairement à Madrid), mais la Basilique Santa Maria del Mar, de Barcelone a servi d’inspiration et de toile de fond à une série historique espagnole, La Catedral del Mar (2018) adaptée d’un best-seller, qui se passe au XIVe siècle quand la ville régnait sur le commerce en Méditerranée. Par ailleurs, Game of Thrones, dont de nombreuses scènes ont été tournées en Espagne, s’est servi comme décor de la Cathédrale Santa Maria de Gérone ou du monastère Sant Pere de Galligants.