Chambres de rhétorique et autres cercles
Si le petit village de pêcheurs est devenu lieu de pèlerinage puis ville d’importance par la grâce du miracle de 1345, c’est par la ferveur des Chambres de Rhétorique que la littérature néerlandaise dépassa le cadre de la tradition orale et des récits de chevalerie. Dans ces assemblées se jouaient des tableaux vivants, les troupes théâtrales s’affrontaient lors de concours, des chansons de Nouvel An étaient écrites. Mais c’est au travail réalisé sur la langue que revient tout le mérite de ces sociétés dont l’une des plus célèbres fut L’Églantier créée à Amsterdam à la toute fin du XVe siècle. Après un temps d’interdiction par le gouvernement espagnol, son prestige ne fit qu’augmenter suite à l’indépendance acquise en 1581. L’humaniste Hendrik Spiegel (1549-1612) la dirigea, il laisse à la postérité ses poèmes et des traités prônant l’embellissement du néerlandais, jusque-là parasité par de nombreux emprunts linguistiques. Son ami, Dirck Coornhert, majordome devenu notaire, théologien, graveur et homme politique, signa la préface de l’un de ces ouvrages et œuvra également à l’enrichissement culturel en donnant traduction de la Bible et de divers auteurs classiques, dont Homère, Sénèque ou Érasme.
Le dramaturge Samuel Coster, auteur de la pièce Teeuwis de boer (Teeuwis le paysan), fréquenta également assidûment l’Églantier, et lorsque quelques dissensions internes apparurent, il décida de créer la Première Académie néerlandaise le 1er août 1617. La farce était à l’honneur dans cette institution dont la devise était « zèle », mais un enseignement des sciences était aussi dispensé, ce qui ne plut pas du tout aux prédicateurs. Une école préparatoire fut quand même montée, elle est à l’origine de l’actuelle Université d’Amsterdam. Finalement, en 1635, l’Églantier et l’Académie fusionnèrent et le terrain qui accueillait cette dernière vit la construction du premier Théâtre de la ville. L’art dramatique connaissait son âge d’or et la nécessité d’un lieu permanent s’imposait à l’architecte Jacob Van Campen. Là aussi, les controverses religieuses réussirent à repousser l’inauguration, mais la pièce Gijsbrecht van Aemstel fut quand même jouée le 3 janvier 1638. Elle avait été commandée à Joost Van Den Vondel, poète né à Cologne en 1587, dont les tragédies sont restées ancrées dans les mémoires tout autant que son humour mordant ou sa conversion au catholicisme qui défraya la chronique. Sa dépouille repose à la Nieuwe Kerk d’Amsterdam, non loin de celle de son contemporain, Pieter Hooft (1581-1647). Amstellodamois de naissance, ce dernier voyagea en Italie et en France, puis devint haut fonctionnaire et s’établit au château de Muiderslot. C’est là qu’il avait l’habitude de réunir esprits éclairés, intellectuels et artistes, dans le mythique « cercle de Muiden ». Historien d’envergure, il s’adonna par ailleurs à la poésie, parfois érotique, et représente parfaitement la Renaissance aux Pays-Bas.
L’époque se nourrit des influences européennes, peut-être au détriment de la création d’œuvres originales, bien que ce XVIIe siècle fut marqué par la courte vie de Baruch Spinoza. Né à Amsterdam en 1632, ce fils de commerçant se destinait à devenir rabbin, mais reprit l’affaire de son père à la mort de celui-ci. Initié à la philosophie, particulièrement à celle de Descartes, il sera exclu de la communauté juive et décidera de quitter la ville. Fortement décrié au cours de sa courte existence, il écrivit notamment L’Éthique qui fait désormais partie de nos classiques et constitue une bonne approche de ses travaux.
En 1669, l’association Nil Volentibus Arduum se forme autour de la francophilie, puis ce sont les lettres anglaises qui inspirent au début du XVIIIe, avant que le romantisme allemand n’influence les auteurs de la fin du siècle. Ainsi, en 1783 est publié Julia, drame sentimental de Rhijinvis Feith dans lequel une jeune femme se refuse aux avances de son prétendant, craignant le péché des liens hors mariage. Quand celui-ci lui est enfin accordé par son père, la mort vient la faucher dans la fleur de l’âge. Le pays entre dans un certain chaos politique, les écrits se teintent de nationalisme, ce qui se ressent sous la plume de Jan Frederik Helmers ou sous celle de Hendrik Tollens. Le très prolixe poète Willem Bilderdijk donne à partir de 1817 un cours d’histoire néerlandaise et fait de Leyde le nouveau centre littéraire. Il aura pour élève Isaäc da Costa, né à Amsterdam en 1796, qui deviendra son digne successeur, tant dans le domaine des lettres, que dans celui de la religion.
Place à la réalité
Le réalisme côtoie le romantisme, c’est d’autant plus vrai avec l’autobiographie romancée que fait paraître Multatuli en 1860. De son vrai nom Eduard Douwes Dekker, l’homme a vu le jour à Amsterdam en 1820, mais c’est en Indonésie, alors colonie des Pays-Bas, qu’il mena sa carrière jusqu’à sa démission en 1856. Dans Max Havelaar ou les ventes de café de la compagnie commerciale des Pays-Bas (éditions Babel), l’auteur dénonce vigoureusement le traitement infligé aux Javanais et l’oppression financière qu’ils doivent supporter. Bien qu’il ait fini sa vie en Allemagne, la maison de Multatuli se visite toujours Korsjesportsteeg 20.
Le ton s’affirme aussi du côté de la poésie, les Tachtigers s’opposent aux écrivains révérends pour lesquels le message spirituel constituait l’objectif suprême. Si la Génération 1880 s’apparente au naturalisme, elle reste proche du romantisme dans son rapport à la nature et son intention de n’exprimer que les sentiments les plus intimes. Ce mouvement s’inspire largement du jeune Jacques Perk, décédé en 1881 alors qu’il n’avait que 22 ans, dont les amours malheureuses lui ont soufflé ses plus beaux vers. Ses œuvres furent publiées par Willem Kloos, chef de file du courant, qui cofonda également en 1885 la revue De Nieuwe Gids (Le Nouveau guide). Ce bimensuel se pensait comme manifeste où chacun exprimerait ses conceptions modernes d’une poésie pleinement sensitive. Ce fut le cas d’Herman Gorter (1864-1927) dont le poème Mai suscita de vives réactions. La transformation qu’était en train de vivre la littérature se résumait en une phrase de Kloos : « l’expression la plus individuelle de l’émotion la plus individuelle ». Des brouilles internes marquent le départ d’Albert Verwey qui se sépare de son mentor et poursuit sa propre voie en créant en 1905 De Beweging (Le Mouvement), revue dans laquelle écriront J.C. Bloem, Maurits Uyldert, mais aussi Adriaan Roland Holst, « le prince des poètes néerlandais », qui donna libre cours à son penchant pour le symbolisme.
Le changement de siècle voit l’émergence de plusieurs courants du côté de la prose. Arthur Van Schendel s’essaye au néo-romantisme dans ses premiers livres qu’il campe au Moyen Âge, Louis Couperus s’attelle aux romans historiques et au naturalisme bien que La Force des ténèbres (1900), nouvelle dénonciation de la colonisation à Java, se teinte d’irrationnel. Quant à Nescio (J.H.F. Grönloh), il initie le mouvement de la Nouvelle objectivité aux Pays-Bas. Ses petits contes se mâtinent d’un sentiment d’absurdité face aux questions existentielles, ils ont été pour certains traduits par Gallimard en 2005 sous le titre Le Pique-assiette et autres récits. En 1932, Simon Vestdijk prend une décision radicale : abandonner la médecine et se consacrer uniquement à l’écriture. Bien lui en prend puisqu’il devient rapidement un auteur reconnu dont la productivité lui donne la réputation d’écrire « plus vite que Dieu ne peut lire ». Couronné par de nombreux prix néerlandais, il n’a été que rarement publié en français, chez Gallimard et chez Phébus. À ses débuts, il avait par ailleurs collaboré à Forum – les périodiques occupant toujours une place importante dans la vie intellectuelle comme le confirme la pérennité de De Vrije Blade – revue fondée par ses amis Eddy du Perron, né à Jakarta en 1899, et Menno ter Braak, éminent critique littéraire. Aucun des deux ne survivra à la Seconde Guerre mondiale, le premier succombant lors de l’invasion par les troupes allemandes des Pays-Bas en 1940, le deuxième optant la même année pour le suicide. Si le pays avait réussi à rester neutre durant la Grande Guerre, ce nouveau conflit mondial ne devait pas l’épargner.
De cette sombre période d’occupation nous est parvenu le plus émouvant et le plus tragique des témoignages, Le Journal d’Anne Frank. De 1942 à 1944, la jeune fille de 13 ans trouva refuge dans une cache sommairement aménagée pour échapper aux rafles des nazis. Peut-être dénoncée, la famille fut déportée à Auschwitz-Birkeneau et Anne Frank périt du typhus à Bergen-Belsen quelques mois plus tard. Seul survivant, son père décida de publier ces écrits intimes. Un musée porte aujourd’hui le nom de l’adolescente et se visite dans les locaux où se trouvait L’Annexe.
La littérature contemporaine
Les écrivains rescapés n’ont pas de mots trop durs pour raconter ce qu’ils ont vécu, la littérature entre dans l’ère du réalisme choquant qui ne manque pas non plus d’égratigner la désillusion des années qui suivent. Gerard Reve (1923-2006) publie en 1947 De Avonden, Les Soirs (Gallimard). Dans ce pur roman existentialiste, le lecteur s’attache durant dix chapitres, et autant de jours, aux pas d’un parfait anti-héros, Fritz van Egters, qui semble n’avoir d’autres ambitions que de porter un regard acéré sur sa famille. Un livre qui joue de la provocation, à l’image de son auteur, qui aura profondément impacté le mouvement contestataire Provo des années 70. Cynisme aussi chez Willem Frederik Hermans, né à Amsterdam en 1921, dont La Chambre noire de Damoclès se déroule pendant le conflit mondial et se lit comme un thriller tant on se demande si le personnage principal, Henri Osewoudt, est coupable ou victime. Mais le romancier qui aura le plus été touché par les évènements est certainement Harry Mulisch (1927-2010) qui ira jusqu’à déclarer : « C’est moi la Seconde Guerre mondiale ». Né d’une mère juive et d’un père qui a collaboré, il écrira L’Affaire 40/61 après avoir assisté au procès du nazi Eichmann, mais c’est surtout pour ses romans, notamment La Découverte du ciel qui raconte la rencontre improbable entre deux hommes que tout sépare, qu’Harry Mulisch a gagné sa réputation d’écrivain, certes parfois hermétique, mais toujours brillant.
La fin de siècle se montre généreuse, les revues et suppléments littéraires fleurissent, les auteurs signataires du Manifeste des années 70 prônent l’ouverture au grand public et les femmes s’émancipent. Le postmodernisme et l’ultra-réalisme favorisent l’émergence des voix individuelles, les frontières entre réalité et fiction deviennent poreuses, et la littérature s’ouvre au monde. Cees Nooteboom fait son entrée sur la scène internationale et ne la quittera plus. Éclectique, l’homme se réalise dans ses romans et nouvelles (Le Matelot sans lèvres, 1958 ; Rituels, 1980), mais ne dédaigne ni la poésie ni les essais inclassables (533 Le livre des jours, Actes Sud, 2019). Poétesse de talent, Anna Enquist, née en 1945, l’est également, mais c’est la traduction de son premier roman, Le Chef-d’œuvre, qui la fait connaître en France. La musique et la perte d’un enfant, drame qu’elle a elle-même vécu, sont les thèmes récurrents de ses livres dont le succès ne se dément pas. Un autre nom nous est devenu familier, celui d’Arnon Grunberg dont les Lundis bleus ont émaillé la fin du millénaire. Bien que vivant désormais à New York, il est régulièrement couronné par des prix élogieux dans son pays natal.
En matière de bandes dessinées, les Pays-Bas n’ont peut-être pas la renommée de leur cousin belge, mais ils peuvent se targuer que Gustave Verbeck (1867-1937), l’un des pères du neuvième art, ait été de nationalité néerlandaise, bien qu’il soit né à Nagasaki et mort à New York. Considéré comme le premier auteur de bande dessinée du pays, Henk Backer aura acquis sa popularité dans la presse, notamment grâce à sa série mettant en scène deux enfants, Tripje en Liezeberth. Son contemporain, Harmsen van der Beek (1897-1853) a quant à lui illustré les aventures du personnage Oui-Oui inventé par Enid Blyton. Mais le plus célèbre des bédéistes néerlandais est Marten Toonder, le « Walt Disney hollandais ». Fils d’un capitaine au long cours, il découvre la BD dans les illustrés américains que lui ramène son père. Né en 1912, il travaille dès 1933 pour les journaux et se fera connaître avec son Tom Poes (Tom Pouce), avant de fonder son propre studio. Un Prix avait été créé à son nom, mais n’a été décerné qu’à trois reprises, faute de moyens : en 2010 à Jan Kruis, en 2011 à Peter Pontiac et en 2012 à Joost Swarte.