Le lasotè, chant et danse d’entraide
Réunir ses forces dans la joie pour travailler ensemble tel pourrait être le slogan du lasotè. C’est une rencontre en communion autour d’une activité rendue beaucoup plus agréable, et travailler fait place au bonheur de se retrouver pour retourner la terre ensemble. Le chant, le tambour, le tibwa les conques de lambi en rythme y contribuent. Le lasotè est ce moment de solidarité, de convivialité et de partage, une habitude du monde agricole, du Nord qui doit perdurer. Le lasotè c’est le granson, musique utilisée pour labourer et faire des sillons dèyè (derrière). C’est la mazonn, musique pour faire les sillons douvan (devant). C’est la danse après tout le travail, car un lasotè se termine par un danmié danse martiale, sur la terre labourée. Le coup de main lui aussi convivial se pratique dans le Sud.
Le chant : les crieurs seuls et à tour de rôle déclament leur chant qui a toujours un rapport avec l’actualité comme dans le bèlè (chant traditionnel).
Le tambour : le tambour bèlè traditionnel est un instrument spécialisé dont la particularité est d’être utilisé pour jouer du bèlè, la musique d’accompagnement de la danse traditionnelle du même nom. Le tambour peut être construit à partir d’un petit tonneau en bois (assez rare de nos jours). Tout le haut est recouvert de peau de cabri de préférence pour sa qualité. Le bas qui laisse évacuer le son n’est pas fermé. Vu les difficultés à rencontrer les petits fûts sur le marché, le tambour est de plus en plus totalement fabriqué par un spécialiste. Le joueur de tambour le couche pour le chevaucher. Il frappe la peau qui recouvre le haut de l’instrument avec ses mains, en y mettant du rythme, parfois il y fait glisser son talon sans chaussette, afin de le faire ronfler. Hélas, les croyances ont la dent très dure : de même que pour les Anciens une femme n'a pas le droit de grimper à un arbre pour ne pas transformer les fruits qu’elle rendra acides, c’est aussi pour eux un « sacrilège » que de laisser une femme chevaucher un tambour ; elle serait impure. Hé oui !
Le tibwa : composé d’un long bambou de 2 à 3 mètres posé sur deux piquets en forme de fourche, on a besoin de deux baguettes appelées tibwa pour donner la cadence. Elles sont réalisées avec des petites branches de bois d’Inde, pour la solidité de ce bois, ou en mahogany.
Les conques de lambi : ce sont les mêmes que celles employées par les pêcheurs pour rameuter la clientèle, cependant on les choisissait petites pour le rendu aigu que le son du tambour ne devait pas couvrir.
Le granson. Le granson est la musique utilisée pour labourer et faire des sillons dèyè (derrière), c’est-à-dire quand la terre pentue est travaillée de bas en haut, à l’aide de houes et que les sillons réalisés sont ainsi placés derrière le groupe des bourè (laboureurs). Il se joue avec des crieurs qui chantent à tour de rôle et battent le tibwa, les tambours ainsi qu’une ou plusieurs conques de lambi. La synchronisation se devait d’être parfaite entre musiciens et bourè qui placent leurs coups de houe sur le son de la conque si bien que toutes les houes montaient et descendaient en même temps
La mazonn. La mazonn c’est la musique utilisée pour faire les sillons douvan (devant). La terre est alors travaillée de haut en bas et les sillons réalisés placés devant les bourè qui progressent à reculons vers le bas de la pente. C’est un rythme très syncopé. Les crieurs chantent à tour de rôle sans tibwa. Les bourè ne travaillent pas en cadence car la tâche à accomplir nécessite gros et/ou petits coups de houe. Le champ vierge est siyoné (faire des sillons) par des bourè. Si les forces vous manquaient et que vous ralentissiez votre allure, celui qui vous suit emporté par ses efforts risquait de vous blesser involontairement au talon avec le tranchant de sa houe. La place des plus jeunes et des anciens était de préférence réservée aux travaux de finition : bouts de sillons, ou canaux et faux sillons. L’effort demandé était intense.
Un lasotè se termine généralement par un danmié qui est une danse martiale, sur la terre fraichement labourée.
Le lavwa bef, chant d’incitation
Très peu connu des jeunes Martiniquais, le rythme traditionnel Lavwa bef fait partie du patrimoine. Il révèle une partie de l’identité martiniquaise plutôt méconnue du grand public. À Trinité l’exploitation agricole du Galion a choisi de prendre en compte cet apport ancestral et de le revitaliser afin de transmettre ces savoirs aux générations futures. Il s’agit spécialement de l’habitation Spourtoune.
Le Lavwa Bef, signifie littéralement « la voix qui incite le bœuf », c’est un chant a capella sur le lieu même du travail. Vers la fin du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, c’est un chant de labour et d’accompagnement dans le secteur agricole, période d’avant la mécanisation qui a vu l'avènement des « Ferguson », tracteurs dont leur nom propre est devenu commun en créole pour désigner l’engin qui allait remplacer les bœufs.
La voix du cultivateur-chanteur conduit avec des trémolos assez spéciaux, les bœufs dans la tâche du labour. Le bœuf sollicité agit et répond comme conditionné par le timbre. L’homme et l’animal travaillent alors en symbiose et la nature est aussi épargnée des effets nocifs des engins mécaniques.
Avec plusieurs partenaires, l’exploitation agricole du Galion envisage de faire revivre la tradition du Lavwa bef dans le Nord Atlantique, notamment à la lumière du savoir-faire du Samaritain Benoît Rastocle, un des derniers rescapés, âgé aujourd’hui de 88 ans. Chanteur de bèlè du temps de sa jeunesse, il a fait travailler selon la tradition, les bœufs des champs au rythme de sa voix. Il initie les jeunes à ce savoir-faire afin de le perpétuer certes, mais aussi dans la perspective de préserver la nature des effets des dioxydes de carbone. Lavwa bef est une manière écolo de travailler son champ tout en protégeant l’environnement.
Les chants de bèlè et ladja dans l’histoire de la Martinique
Témoignage de G.-H. Léotin.
Le folklore martiniquais authentique. On connaît bien la chanson Adieu foulard, adieu madras, et on peut se demander si ce ne sont pas ses paroles qui sont à l’origine de l’expression doudouisme, désignant un style littéraire présentant une image mièvre, doucereuse et pittoresque des Antilles : « Doudou an mwen, ki ka pati, Élas, Élas, et pour toujours / Mon chéri qui s’en va, hélas, hélas, et pour toujours ».
Sans minimiser la détresse de la jeune-femme de la chanson, qui pleure son cher marin, il faut dire que le folklore martiniquais authentique présente une réalité plus âpre, plus profonde, moins romantique, chez les hommes et les femmes du pays Martinique. À partir de quelques extraits de chansons patrimoniales, nous essaierons de montrer comment le folklore (au sens noble du mot) exprime souvent ce que fut le passé du pays ; évoque certains évènements remarquables qui s’y sont déroulés (notamment sur le plan politique) ; manifeste aussi sa sociologie –les rapports hommes-femmes par exemple… Nous nous appuierons tout particulièrement sur les paroles des chants de bèlè et ladja, musiques populaires par excellence, sans oublier certaines biguines ou mazurkas, où parfois l’on retrouve des thèmes et même parfois des paroles du bèlè et du ladja.
Reconnaissance et revalorisation de l'ensemble du patrimoine culturel. L’esclavage en lui-même paraît assez peu présent dans les chants de bèlè et de ladja. Nous signalerons au moins un cas : un grand-bèlè, chanté par Siméline Rangon, enregistré par Anca Bertrand - (Anca Bertrand née Ionescu, à Galaţi, en Roumanie, était une journaliste d'origine roumaine morte en 1972, épouse du peintre martiniquais Alexandre Bertrand, fondatrice du musée de Fonds Saint Jacques, à Sainte-Marie. Elle a œuvré pour la connaissance et aussi la reconnaissance et la revalorisation de l'ensemble du patrimoine culturel de la Martinique.) – Elle enregistre donc ce grand-bèlè, au milieu des années 1950, sur un vinyle intitulé Folklore Martinique avec un beau texte de l’écrivain d’origine basque, martiniquais d’adoption, Salvat Etchart, sur la pochette. En voici le refrain qui contient des paroles quasiment tout en français, ce qui est extrêmement rare dans le bèlè :
- Manman, wé, wé, wé Ida-é ?
- Ida é vandi é livré, Ida-é !
(Manman où est, où est, où est Ida – é ? Ida est vendue et livrée, Ida-é !)
Chansons, évènements et faits d’histoire. L’écrivaine guadeloupéenne Simone Schwartz-Bart évoque ce chant au début de Pluie et vent sur Télumée Miracle, dans la seconde partie au chapitre 1, elle en cite les paroles et le présente comme un vieux chant d’esclaves que fredonnait sa grand-mère, ce qui laisse supposer une communication Guadeloupe-Martinique à ce niveau – ce genre de circulation n’est pas rare.
S’agissant d’un autre grand évènement de l’Histoire de la Martinique, nous avons eu l’occasion d’entendre (fin des années 60) un chant de ladja avec ce refrain : Dé banbou filé, Manwel ! (Deux bambous effilés, Manuel ! repris Dé kout kouto filé par le chanteur Hugues Charlec). Il faut ici préciser que pendant l’Insurrection du Sud, le bambou effilé, taillé en pointe, servait d’armes aux Insurgés, ce qui peut amener l’hypothèse que les paroles de ce chant datent de cette époque. Cette Insurrection du Sud en Martinique, longtemps occultée, a donné (et là c’est une certitude) une chanson de bèlè li Sid (bèlè du Sud) qui évoque les étapes du combat du peuple pour sa libération, depuis l’esclavage, avec l’idée d’une Providence divine qui veillerait sur lui et le guiderait sur le chemin de la Liberté : An 89, yo té bliyé nou, an 48 yo té lé masakré nou, an 70 mi yo fiziyé nou ! Men la Divinité gran ka véyé anlè nou ! Nou ké rété isi ala pwochen liméwo !
(En 1789 on nous avait oubliés ; en 1848, on voulait nous massacrer ; en 1870 on nous a fusillés ! Mais Grande est la Divinité, celle qui veille sur nous ! Nous resterons ici au prochain numéro !).
Bèlè et ladja parlent fréquemment de la dernière guerre mondiale, et de la Dissidence (le départ en canots de pêche de Martiniquais pour rejoindre les troupes alliées via la Dominique ou Sainte-Lucie dans le combat contre le nazisme).
Des personnages politiques célèbres peuvent y être évoqués, avec parfois un regard critique sur les parcours même des plus grandes figures comme Joseph Lagrosillère, un homme politique martiniquais très populaire : dans le bèlè « Papa Lago ! Mi Lago ! », on parle des 2 faces du personnage : d’abord défenseur des masses laborieuses, il fera ensuite un bout de chemin avec la caste Béké : Lago ka défann lé maléré…/ Lago ka défann lé biennéré… (Lago défend les malheureux…/ (Puis)Lago défend les bienheureux !...). Un chant de ladja évoque de son côté un évènement tragique qui marqua la vie politique martiniquaise : l’assassinat de Charles Zizine et Louis des Étages en 1925, tragédie qui amena chez un certain nombre de Martiniquais un dégoût de la politique, une politique fortement marquée à l’époque par la fraude électorale et la violence policière au profit des puissants.
En biguine, la chanteuse Léona Gabriel grande dame de la chanson martiniquaise, a contribué à maintenir dans les mémoires la Fusillade du François de février 1900, avec la chanson Manman lagrev baré mwen…
Chant des travailleurs de la terre, dans un pays qui fut longtemps couvert de cannes à sucre, le bèlè parlera des conditions de travail, des revendications ouvrières, de la détresse des hommes et des femmes et de ce qu’ils manipulent à longueur de journée : les différentes variétés de canne à sucre : malavwa, maframé, péwodji, kokotéyis, béyach (B .H.), kann Barbad… Le bèlè Malavwa chanté en duo par Siméline et Ti Émile, concentre ces deux thèmes : l’évocation d’une belle variété de canne et celle de la misère, du blues des travailleuses : Mwen ka fimen, mwen ka bwè wonm, man ka jwé sèbi, manmay… Man pousuivi, anviyolé pasé pèsonn (…) : Je fume, je me saoule au rhum, je joue au jeu de dés, je suis persécutée, violée, comme personne au monde….
On peut rappeler aussi à quel point le vocabulaire créole a puisé dans la culture de la canne avec par exemple, ces anciennes métaphores : anpil (une pile), anpatjé (un paquet), anchay (une charge), anlo (un lot, a lot of)… tous ces termes pour dire « beaucoup », nous viennent de la canne. Autre constat montrant, lui, le lien entre la canne à sucre et la misère : les vieilles expressions anba maframé a, ou encore anba péwodji a, qui signifient une existence pénible, celle des ouvriers agricoles de l’époque « djoubakan », trimardant sous la corvée qui fit dire à Jacques Roumain que « Si le travail était une bonne chose, il y a longtemps que les riches l’auraient accaparé. »
Hommes et femmes dans les chants populaires
Tendresse et romantisme ne sont pas inconnus de la culture créole, bien entendu, mais les chants populaires sont assez marqués par l’aspect souvent conflictuel de la relation hommes/femmes, et par un caractère parfois explicite de l’acte amoureux – pour ceux qui connaissent le double sens des mots et expressions employées dans les chants. Voici quelques exemples. Dans le ladja Shirley, man ké déchiré’w, il y a un dialogue entre une jeune-fille et un homme aux propos particulièrement machistes - c’est hélas souvent le cas - qui parle de la « déchirer », de la dérayé (esquinter, éreinter). C’est aussi le thème des bèlè intitulés Ô ! Julie, ô !, Manzè Marie-Jeanne Diaka, qui comportent des versions plus ou moins « hard », pour celui qui connait les subtilités de la langue créole, et qui sait que les choses sont dites toujours « en parabole », métaphores détournées, à tel point que le néophyte, même avec toute sa bonne volonté, n’y comprendra pas grand-chose. Une des belletés de la langue créole : l’art de dire sans nommer.
Les bèlè li Sid, de leur côté, souvent chantés par des femmes, ont fréquemment comme thèmes les rapports dramatiques dans le couple. On peut les rapprocher du blues, chant de détresse (même si certain bèlè du Sud peuvent être gais voire endiablés). L’image de la femme dans ces bèlè n’est pas toujours celle d’une personne soumise et résignée, qui souffre et se plaint. On a parfois aussi des cris de révolte contre l’oppression domestique masculine, comme dans le chant : Man débarasé épi mako : Je me suis débarrassée de mon homme (mako, venant du français maquereau, a, en créole, entre autres, le sens de : compagnon en général).
Biguine et bèlè, ville et campagne
Certaines chansons du bèlè martiniquais se retrouvent dans des biguines et dans des airs du Carnaval. Comme si le fond populaire du bèlè insufflait les rythmes des salles de bal des villes et les débordements du Carnaval. Donnons quelques exemples de ces airs patrimoniaux sans doute descendus des campagnes à la ville :
Édamise Oh ! (Édamise étant un prénom féminin) : cet air chanté pendant le Carnaval dans les vidés est également (et probablement d’abord) un chant de bèlè.
La chanson La Montagne Vauclin, au répertoire du groupe de bèlè « Sapotille » du Morne des Esses, et apparemment air ancien du bèlè se trouve aussi chez une chanteuse comme Léona Gabriel.
Chez Ti-Émile, un monument du bèlè martiniquais, décédé en 1992, on peut entendre des airs repris par les carnavaliers comme Au pas, Au pas, Manège, ou encore A ! Djab la pran yo, une chanson dans laquelle on trouve la ritournelle Biyabi (bien connue des carnavaliers à une époque pas très lointaine), et dont le sens reste pour nous énigmatique – si sens il y a lieu de chercher….
L’hypothèse que le bèlè ait pu être comme une matrice pour beaucoup de chants populaires en général, et spécialement les chants de Carnaval, est tout-à-fait plausible. Comme si le chant des campagnes était descendu vers la ville.